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Biopolitique, état d’exception, puissance. Notes sur un politique à venir (Autour de Giorgio Agamben)

 

di SAVERIO ANSALDI (Université de Montpellier III)

Qu’est-ce qu’une politique de la puissance ? Et dans quelle mesure cette politique présuppose-t-elle un principe d’impuissance ?   On sait que cette question traverse toute la pensée politique de la modernité – de Hobbes à Spinoza, de Locke à Hegel. Le célèbre questionnement hobbesien portant sur la nécessité d’un passage de la multitude au peuple  pour fonder l’État absolu renvoie précisément à la problématique de la métamorphose de la puissance – individuelle et commune. La puissance absolue de l’État n’a de sens qu’à partir de l’impuissance des sujets, qui acceptent par contrat de mettre un terme à la violence fondamentale de l’état de la nature. C’est dire que l’acte institution de la souveraineté absolue définit en même temps une transformation de la puissance naturelle des individus en impuissance civile : la puissance individuelle est intégralement transférée au souverain, puisque les individus s’accordent désormais pour vivre dans l’impuissance afin de pouvoir sauvegarder leur vie et d’acquérir ainsi leur sécurité.  Par ailleurs, comme l’a montré d’une manière convaincante Roberto Esposito dans un essai tout à fait  éclairant à cet égard,  la question hobbesienne portant sur le rapport puissance / impuissance implique en réalité une autre problématique, éminemment décisive : celle de la communauté. L’État absolu de Hobbes présuppose en effet la mise à mort de la « communauté » humaine en tant que telle, autrement la destruction du seul et unique rapport unissant les hommes entr’eux  : la violence. Si la communauté humaine est entièrement fondée sur la violence, le salut des hommes ne peut passer que par une violence suprême faite à toute forme de communauté. De ce point de vue, l’État n’est possible qu’à partir d’une « dissociation » fondatrice de tous les individus et d’une dissolution définitive de la multitude. Le « peuple » qui vit dans l’État de droit porte ainsi en lui les traces d’un meurtre souverain : celui de puissance commune de la multitude[1].

Ceux questions sont également au centre de la réflexion philosophique de Giorgio Agamben depuis une quinzaine d’années. Le rapport entre puissance et communauté acquiert en premier lieu chez Agamben une dimension éthique et théologique, trouvant sa légitimation dans la notion d’« impuissance divine » ou de « gloire ». La question posée par Agamben est la suivante : peut-on penser la puissance humaine à partir de la « gloire » de la puissance divine, c’est-à-dire de l’affirmation absolue de son impuissance ? En effet, le seuil conceptuel que la théologie chrétienne se doit de penser est celui qui renvoie à la possibilité d’accepter l’existence d’un Dieu « inactif » et « inopérant », entièrement résolu dans la splendeur définitive de sa « gloire ». La « théologia gloriae » représente en effet une sorte de « page blanche » pour la théologie chrétienne. La question qui parcourt  le livre XI des Confessions d’Augustin (« Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre »? ) ne cesse de retentir au plus profond de l’interrogation théologique sur le sens de l’action divine dans la création et de son « gouvernement » providentiel des choses du monde. Le règne de Dieu – la puissance de son « économie » – ne  peut en aucune mesure évacuer la présence indispensable d’une « impuissance sans œuvre », qui, à la fin des temps, concernera également la vie parfaite des anges et des béatifiés[2].

C’est précisément le seuil ultime de l’impuissance divine qui fournit à Agamben les moyens théoriques pour problématiser l’articulation éthico-politique entre puissance humaine et communauté. « Dans la puissance d’être, la puissance a pour objet un certain acte, au sens où, pour elle, energein, être-en-acte, ne peut signifier que le passage à cette activité déterminée [...] ; pour la puissance de ne pas être, au contraire, l’acte ne peut jamais consister en un simple passage de potentia ad actum : elle est, autrement dit, une puissance qui a pour objet la puissance elle-même, une potentia potentiae »[3]. Seule cette puissance de ne pas être ouvre véritablement la possibilité de la communauté politique  : destituée de la finalité à réaliser  une actualité de l’agir, cette communauté n’est peut-être pensable que sur le modèle de la « puissance sans œuvre » d’un être quelconque, c’est-à-dire d’une être qui peut, à tout moment, sa propre impuissance – comme le Dieu infiniment « glorieux » des théologiens.

C’est ici que la forme sans acte de la communauté politique rejoint  l’amorphie fondatrice de l’éthique : « Le fait dont tout discours sur l’éthique doit partir, c’est qu’il n’existe aucune essence, aucune vocation historique ou spirituelle, aucun destin biologique que l’homme devrait conquérir ou réaliser. C’est la seule raison pour laquelle quelque chose comme une éthique peut exister : car il est clair que si l’homme était ou devait être telle ou telle substance, tel ou tel destin, il n’y aurait aucune expérience éthique possible – il n’y aurait que des devoirs à accomplir »[4]. L’impuissance « amorphe » de la nature humaine permet ainsi de tracer les contours de la « communauté qui vient » et de sa puissance inopérante. L’articulation de la politique et de l’éthique s’effectue au croisement entre la constitution de la communauté sans acte et la puissance de ne pas être de l’être quelconque. Cette rencontre désigne probablement la seule et unique « gloire » d’une nature humaine soustraite à l’impératif moral d’une destination de l’agir.

L’originalité de l’approche d’Agamben consiste néanmoins à élargir l’horizon de constitution de ce questionnement théologique pour en faire un véritable paradigme politique trouvant son origine dans le droit romain et dans la figure énigmatique de l’homo sacer. Selon la définition fournie par Festus dans le traité Sur la signification des mots, « l’homme sacré est celui que le peuple a jugé pour un crime ; il n’est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide »[5]. La question devient ainsi la suivante : « Qu’est-ce que la vie de l’homo sacer, si elle se situe au croisement d’un meurtre licite et d’un sacrifice interdit, en dehors aussi bien du droit humain que du droit divin? »[6].

Ce que Agamben entend mettre en lumière à travers la figure de l’homo sacer est le rapport entre les structures de la souveraineté et celles de la sacratio. Plus spécifiquement, « l’homo sacer présenterai la figure originaire de la vie prise dans le ban souverain et garderait ainsi la mémoire de l’exclusion originaire à travers laquelle s’est formée la dimension politique. L’espace politique de la souveraineté se serait alors constitué à travers une double exception, telle une excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide. On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer un sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère »[7].

La vie sacrée capturée dans cette sphère désigne selon Agamben la « relation politique originaire ». La figure de l’homo sacer ne se limite pas à décrire un cas particulier du droit romain, mais investit la forme même du rapport politique. « La sacertas est la forme originaire de l’implication de la vie nue dans l’ordre juridico-politique [...] Elle constitue la formulation politique originaire de l’imposition du lien souverain »[8]. C’est dire que la relation politique originaire sous la forme de la vie sacrée définit le champs d’affirmation de la souveraineté comme « état d’exception ». La sacertas permet de mettre en évidence « l’exception originaire dans laquelle la vie humaine, exposée à la possibilité d’un meurtre inconditionné, est incluse dans l’ordre politique. L’acte fondateur de la cité ne consiste pas dans l’établissement des frontières mais plutôt dans leur effacement ou leur négation »[9].

Comme Hobbes, Agamben souligne l’acte violent qui fonde toute décision souveraine ; toutefois, à la différence du philosophe anglais, cette violence  ne fait pas référence pour Agamben à l’ordre originaire de la communauté  mais la vie humaine en tant que telle – à la vie nue ou sacrée. De ce point de vue, toute relation politique ne peut être qu’une relation renvoyant à l’état d’exception. La souverain,  en effet, est en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de l’ordre juridique. Toute forme de loi et toute norme présupposent la violence du non-juridique, c’est-à-dire la décision anomique de la souveraineté. « La décision souveraine sur l’exception est, en ce sens, la structure politico-juridique originaire à partir de laquelle seulement ce qui est inclus et ce qui est exclu de l’ordre acquièrent leur signification. Dans sa forme archétypale, l’état d’exception est donc le principe de toute localisation juridique, car lui seul ouvre l’espace dans lequel la fixation d’un certain ordre juridique et d’un territoire déterminé devient pour la première fois possible »[10].

L’espace de constitution de l’état d’exception, comme structure d’inclusion et d’exclusion de la vie sacrée, ne se limite ainsi en aucun cas à décrire les formes purement autoritaires d’exercice de la souveraineté. Cet espace est véritablement originaire et fondateur de toute relation politique. La vie humaine est immédiatement « sacrée », exposée comme telle à la violence qui peut à tout moment la supprimer mais grâce à laquelle elle peut exister politiquement et juridiquement. La vie politique est ainsi le produit d’un « ban », c’est-à-dire d’une puissance d’« Abandon » sans laquelle toute relation politique est de fait impensable. La souveraineté inclut la vie nue en l’« abandonnant » à l’état d’exception. Il faut ainsi comprendre l’exercice de la puissance souveraine comme la forme suprême de mise au « ban » de l’impuissance de la vie nue ou sacrée. La sacertas de la vie n’acquiert un véritable statut politique que comme impuissance « abandonnée » à la puissance originaire de la souveraineté. L’état d’exception n’est rien d’autre que cette dynamique de capture et de ban entre la puissance souveraine et l’impuissance de la vie sacrée. « L’état d’exception se présente comme la forme légale de ce qui ne saurait avoir de forme légale. D’autre part, si l’exception est le dispositif originaire grâce auquel le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui du fait même de sa propre suspension, une théorie de l’état d’exception est alors la condition préliminaire pour définir la relation qui lie et, en même temps, abandonne le vivant au droit »[11].

L’état d’exception accède au statut du véritable paradigme bio-politique dans la forme du camp de concentration. Qu’est-ce qu’un camp ? « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle »[12], c’est-à-dire « la structure dans laquelle se réalise durablement l’état d’exception »[13]. Dans le camp, la vie nue est totalement abandonnée à la puissance sans limites de la souveraineté. En effet, « par le fait même que ses habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue, le camps est aussi l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation »[14]. Le camp nazi réalise cette indétermination entre le droit et le fait qui illustre parfaitement le processus biopolitique de la modernité : la norme et l’application entrent dans un espace d’indécision à partir duquel se réalise l’état d’exception. Cette espace d’indécision se fonde ne particulier sur la rupture du lien entre naissance (vie nue) et État-nation. La naissance ne garantit plus en aucune manière l’acquisition des droits citoyens. La naissance des camps va de pair en effet avec la promulgation des lois sur la citoyenneté. A partir du moment où la naissance ne garantit plus l’inscription de la vie dans l’ordre politique et juridique, on assiste au « ban » et à l’abandon de toute « forme de vie », qui se réduit dès lors à la plus simple sacertas.

Ainsi, « le camp en tant que localisation disloquante est la matrice cachée de la politique où nous vivons encore et que nous devons apprendre à connaitre, à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attentes de nos aéroports comme dans certaines périphéries de nos villes. Il est ce quatrième élément qui vient s’ajouter, en la brisant, à l’ancienne trinité État-nation (naissance) – territoire [...] Le camp, qui s’est désormais solidement implanté [dans la Cité] est le nouveau nomos biopolitique de la planète »[15]. Cela signifie que le paradigme du camp fait signe en direction d’un changement radical de l’espace politique, entièrement fondé sur la « localisation dislocante » de la vie et de la loi. Celles-ci peuvent à tout moment devenir l’objet d’un processus de prise en charge biopolitique, c’est-à-dire de « ban » à l’état d’exception. Selon les termes employés par Carl Schmitt dans un essai de 1933, intitulé Staat, Bewegung, Volk, tous les concepts juridiques deviennent aujourd’hui « indéterminés », sans plus aucun rapport avec « la certitude juridique et l’adhésion à la loi ». Par conséquent,  les situations et  les événements prennent progressivement la place de la norme et de son application. L’ordre de la loi s’estompe au profit de l’indétermination entre le droit et le fait, c’est-à-dire au profit de l’état d’exception. Le paradigme biopolitique du camp surgit et s’affirme dans cette faille structurelle qui affecte l’exercice même de la norme légale.

L’exemple des droits de l’homme illustre parfaitement la mise en œuvre de ce paradigme. « Dans le système de l’État-nation, les prétendus droits sacrés et inaliénables de l’homme se trouvent privés de  sens à partir du moment où il n’est plus possible de les configurer comme droits des citoyens d’un État [...] En fait, les droits de l’homme représentent, avant tout, la figure originaire de l’inscription de la pure vie naturelle dans l’ordre juridico-politique de l’État-nation »[16]. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 inscrit de fait le principe de nativité et le principe de souveraineté dans le corps même de l’État-nation : la naissance fait de l’homme le citoyen de la nation[17]. Les droits de l’homme sont le principe permettant à la vie nue (la naissance) d’être incluse dans l’exercice de la souveraineté politique de l’État-nation. Or, lorsque l’état d’exception devient la règle en raison de la crise de l’État-nation, et « quand ses droits ne sont plus des droits du citoyen, l’homme alors est vraiment sacré, dans le sens que donne à ce terme le droit romain archaïque : voué à la mort »[18]. L’homme sacré, c’est aujourd’hui le réfugié. La figure biopolitique du réfugié illustre toute la dynamique d’inclusion / exclusion de l’homo sacer dans l’état d’exception, son « abandon » à la puissance absolue et violente de la souveraineté. La vie du réfugié n’est pas représentable dans le système juridique de l’État-nation, puisqu’elle est véritablement « nue », totalement privée de droits. Le corps du réfugié ne peut être inscrit « par naissance » dans aucun ordre juridico-politique relevant de l’État-nation.

Le réfugié est ainsi complètement livré à la mise au ban de l’autre figure illustrant la crise de l’État-nation : le policier. En effet, « la police, contrairement à l’opinion commune qui voit en elle une fonction purement administrative d’exécution du droit, est peut-être le lieu où se manifeste le plus nettement la proximité sinon l’échange constitutif entre la violence et le droit qui caractérise l’image du souverain »[19]. L’action policière ne peut se dérouler que dans l’espace anomique de l’état d’exception, dans la sphère de l’indétermination entre le fait et le droit ouverte par la mise en suspension de la validité de la loi. En ce sens, « elle est parfaitement symétrique à celle de la souveraineté »[20]. La fonction de la police réside dans le contrôle permanent de la vie nue, de son exposition à la possibilité de la violence. « L’entrée de la souveraineté dans la figure de la police n’a donc rien de rassurant. Le fait, qui ne laisse de surprendre les historiens du IIIe Reich, que l’extermination des Juifs a été conçue exclusivement, du début à la fin, comme une opération de police en est la preuve »[21].

Le rapport d’implication/ exclusion entre la figure du réfugié et celle du policier pose également le problème décisif du rapport entre démocratie et totalitarisme. Le paradigme biopolitique du camp permet précisément d’illustrer ce phénomène, qui selon Agamben caractérise de plus en plus l’espace politique dans lequel nous vivons. Dans les démocraties occidentales, l’état d’exception correspond à une situation de « crise permanente » dans laquelle la misère économique va de pair avec la privation des droits politiques. Tout se passe comme si l’inclusion de la vie nue dans l’état d’exception se doublait nécessairement d’une exclusion permanente de la puissance humaine d’une vie juste et digne. Plus l’espace de la souveraineté devient anomique et indéterminé, selon les termes de Carl Schmitt, plus la souveraineté est à même de procéder à une « mise au ban » de la vie sous toutes ses formes – politiques, économiques, juridiques et sociales. La vie nue est la vie abandonnée à sa « crise », à la sacertas perpétuellement renouvelée de son « ban ». « Il n’y a pas d’État soi-disant démocratique qui ne soit aujourd’hui compromis jusqu’au cou avec cette fabrication massive de la misère humaine »[22].

Il ne s’agit nullement de poser dans cette optique une équivalence entre camps nazis et démocratie parlementaires, mais plutôt de faire émerger les analogies et les dynamiques entre ces deux formes d’affirmation de la souveraineté lorsque l’état d’exception devient la règle. En effet, « la production d’un corps biopolitique est l’acte originaire du pouvoir souverain »[23]; cela signifie que, dans les démocraties occidentales, la figure du réfugié ou du « sans-papiers » incarne l’indétermination fondatrice entre le fait et le droit définissant le statut biopolitique du camp. Selon Agamben, « il importe de se demander pourquoi la politique occidentale se constitue d’abord par une exclusion (qui est aussi une implication) de la vie nue. Quel est le rapport entre la politique et la vie, si celle-ci se présente comme ce qui doit être inclus par une exclusion ? »[24].

Autrement dit, la « politisation de la vie nue » fait de l’homme, en même temps, l’objet et le sujet du pouvoir politique et de la souveraineté. Selon les termes mis en lumière par Michel Foucault dans ses  cours au Collège de France (1976-1984) et repris explicitement par Agamben, la problématique de la vie nue implique toujours une double perspective : d’une part, la constitution d’un champs biopolitique de prise en charge de la vie en tant que telle (complémentaire à l’instauration des procédures disciplinaires propres à la naissance de l’État-nation) ; de l’autre, l’affirmation d’une « herméneutique du sujet », visant à la définition de stratégies de résistance et d’opposition vis-à-vis du pouvoir souverain[25].

Dès lors,  une question  s’impose : comment sortir du paradigme biopolitique du camp et de la vie nue ? Comment passer de l’impuissance  de la « vie sacrée » à la puissance d’une « vie heureuse », c’est-à-dire à une forme-de-vie prise dans un processus de constitution de puissance  ?   Comment faire de la vie le sujet et pas seulement l’objet de la souveraineté ? La figure du réfugié peut à cet égard nous fournir un premier élément de réponse.  L’exemple du réfugié peut en effet  être interprété selon une autre perspective, suivant les termes d’un véritable renversement biopolitique. Plus spécifiquement, « le réfugié est peut-être la seule figure pensable du peuple de notre temps, la seule catégorie dans laquelle nous est donné d’entrevoir les formes et les limites d’une communauté politique à venir, du moins tant que le processus de dissolution de l’État-nation et de la souveraineté ne sera pas parvenu à son termes [...] Le réfugié doit être considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien de moins qu’un concept-limite, qui met radicalement en crise les fondements de l’État-nation et, en même temps, ouvre le champ à des nouvelles catégories conceptuelles »[26].

C’est dire que la figure du réfugié implique nécessairement la formulation d’une théorie de la puissance. La question qui se pose est ainsi la suivante : comment faire de l’impuissance du réfugié – de sa sacertas - la puissance de la politique à venir ? « S’il est aujourd’hui une puissance sociale, elle doit aller jusqu’au bout de sa propre impuissance et, déclinant toute volonté tant de poser le droit que de le maintenir, faire partout éclater le lien entre la violence et le droit, entre vivant et langage qui constitue la souveraineté »[27]. Cela signifie ni plus ni moins « faire l’expérience d’une impuissance absolue »[28]. Quelle est cette impuissance capable de faire éclater le lien entre la violence et le droit ? Comment caractériser les modalités d’affirmation de cette « puissance sociale » renvoyant à une impuissance fondatrice ?

La notion de « forme-de-vie » s’avère décisive pour définir cette problématique. « La question sur la possibilité d’une politique non-étatique assume nécessairement la forme suivante : est-il possible de concevoir aujourd’hui quelque chose comme une forme-de-vie, c’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son vivre, il en va de la vie même, une vie de puissance ? »[29]. La forme-de-vie désigne une vie qui n’est pas séparable de sa puissance et des modalités possibles de son affirmation. En ce sens, la forme-de-vie s’oppose à la vie nue et à la possibilité de la sacertas. La forme-de-vie « définit une vie – la vie humaine – dans laquelle tous les modes, les actes et les processus du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout des puissances. Tout comportement et toute forme de du vivre humain ne sont jamais prescrits par une vocation biologique spécifique […] mais il conservent toujours le caractère d’une possibilité, autrement dit, ils mettent toujours en jeu le vivre même. C’est pourquoi, en tant qu’il est un être de puissance, qui peut faire et ne pas faire, réussir ou échouer, se perdre ou se retrouver, l’homme est le seul être dont la vie est irrémédiablement et douloureusement assignée au bonheur. Mais cela constitue d’emblée la forme-de-vie comme vie politique »[30].

Dans la politique de la forme-de-vie, la puissance ne se transforme pas en une vie nue exposée au ban de la souveraineté. Cette dernière ne peut se fonder que sur l’état d’exception qui sépare « la sphère de la vie nue par rapport au contexte des formes de vie »[31]. En revanche, la forme-de-vie ouvre véritablement l’horizon de l’inclusion de la vie humaine dans la puissance. La forme-de-vie ne renvoie à aucune scission, à aucun « abandon » entre la vie nue et la puissance. En ce sens, la vie politique définit par la forme-de-vie met radicalement en jeu, dans tous ses aspects, les variations et les processus différentiels de la puissance. Dans la forme-de-vie, la puissance se décline au multiple, selon les intensités ou les figurations possibles d’un vivre qui ne se réduit pas à la simple reproduction biologique de la zoé. La scission fondatrice à l’origine du ban de la souveraineté est ainsi recomposée dans la « la puissance unitaire qui constitue en forme-de-vie les multiples formes de vie ». C’est pourquoi « une vie politique, c’est-à-dire orientée vers l’idée de bonheur et rassemblée dans une forme-de-vie, n’est pensable qu’à partir de l’émancipation de cette scission, de l’exode irrévocable de toute souveraineté »[32].

L’exode de la politique des formes-de-vie du de la sphère de la souveraineté permet de définir les propriétés et les caractères de la « communauté qui vient » – c’est-à-dire de la politique  fondée sur la « singularité quelconque ». En effet, « quelle peut-être la politique de la singularité quelconque, autrement dit, d’un être dont la communauté n’est médiatisée ni par une condition d’appartenance (l’être rouge, italien, communiste) ni par l’absence de toute condition d’appartenance […] mais par l’appartenance même ? »[33]. Cette politique est celle de qui fait de sa propre « impuissance » la raison d’être la plus profonde de sa puissance. Selon les termes aristotéliciens, évoqués ici par Agamben, « seule une puissance qui peut aussi bien la puissance que l’impuissance est la puissance suprême. Si chaque puissance est aussi puissance d’être que puissance de ne pas être, le passage à l’acte ne peut advenir qu’en transportant (Aristote dit “en sauvant”) dans l’acte sa propre puissance de ne pas être »[34]. La puissance qui « sauve » son impuissance dans l’acte est la puissance véritablement politique, c’est-à-dire la puissance qui réalise les formes-de-vie dans les possibilités de leur être quelconque – de leur singularité immédiatement commune.

C’est la puissance qui se dévoile dans les manières d’être de la singularité quelconque, dans l’être ainsi d’une appartenance sans identité et sans finalité. En effet, « si les hommes, au lieu de chercher encore une identité propre dans la forme désormais impropre et insensée de l’individualité, parvenaient à adhérer à cette impropriété comme telle, à faire de leur propre être-ainsi non pas une identité, mais une singularité commune et absolument exposée, si, autrement dit, les hommes pouvaient ne pas être ainsi, dans telle ou telle biographique particulière, mais être seulement le ainsi, leur extériorité singulière et leur visage, alors l’humanité accéderait pour la première fois à une communauté sans présupposés et sans objet »[35].

La communauté composée de singularités quelconques ne présuppose ainsi aucune essence humaine, aucun destin biologique ou vocation historique à réaliser : elle ne renvoie qu’à l’appartenance « impropre » de sa propre puissance de ne pas être, à la forme-de-vie qui « suspend » la vie nue en la soustrayant au ban de la souveraineté étatique. Il s’agit d’une véritable métamorphose de la nature humaine, dans le sens où le « naturel » de l’homme n’est plus constitué que par les formes ou les manières quelconques de la puissance qui peut, dans son acte,  ne pas être, qui laisse exister sa propre possibilité en « délaissant » son impuissance. Par conséquent, l’être quelconque ou la forme-de-vie est, à la différence de la vie nue, aimable en tant que tel. La puissance de l’être quelconque désigne l’amour commun – sans propriétés – qui bannit la vie sacrifiable, exposée à la mort, dont se nourrit l’état d’exception souverain. Exister comme puissance signifie faire de sa singularité commune l’aimable de son être-ainsi, exposer sa forme-de-vie à la possibilité de l’impuissance, à la création qui peut aussi sa propre impuissance[36].

Si la relation politique souveraine ne se laisse appréhender qu’à partir d’une relation renvoyant à la sacertas, la politique des formes-de-vie, quant à elle, se réfère à une puissance sans relation, c’est-à-dire à la singularité quelconque comme manière d’être d’une impuissance. En effet, souligne Agamben, « une critique du ban devra nécessairement remettre en cause la forme même de la relation et se demander si le fait politique ne serait pas pensable au-delà de la relation, c’est-à-dire en dehors de toute forme de rapport »[37]. En d’autres termes, « aussi longtemps qu’une ontologie nouvelle et cohérente de la puissance (au-delà des jalons qui ont été posés dans cette direction par Spinoza, Schelling, Nietzsche, Heidegger, Deleuze) n’aura pas été remplacé l’ontologie fondée sur le primat de l’acte et sur sa relation avec la puissance, une théorie politique soustraite aux apories de la souveraineté restera impossible »[38].

C’est pourquoi la théorie de la singularité quelconque permet  de remettre en question la dialectique entre le pouvoir constituant et le pouvoir constitué qui, depuis la Révolution française, définit l’horizon d’affirmation de la puissance commune[39]. La puissance des singularités quelconques ne s’affirme pas selon les critères de l’appropriation collective de la souveraineté mais selon les modalités communes de l’appartenance à une « puissance de l’impuissance », c’est-à-dire à une impropriété sans objet et sans destination. Les formes-de-vie échappent à l’alternative entre le pouvoir constituant et le pouvoir constitué puisqu’elles se constituent à partir d’un « exode permanent », d’une dé-localisation biopolitique de l’espace sans localisation dessiné par l’état d’exception[40]. « La politique qui s’annonce [..] ne sera plus un combat pour la conquête ou le contrôle de l’État par des nouveaux ou d’anciens sujets sociaux, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique »[41]

On peut ainsi affirmer que le réfugié est l’être quelconque qui vit dans l’exode du ban souverain, il est la vie nue qui peut métamorphoser son impuissance « sacrée » en puissance « impuissante » de ses formes-de-vie. La figure du réfugié devient en quelque sorte le « contre-paradigme » biopolitique  du camp. La puissance du réfugié fait exode de la sacertas de la vie nue en lui opposant la multiplicité singulière et commune de ses formes-de-vie sans appartenance et sans identité. Son pur être-ainsi et  l’oubli de sa naissance lui permettent d’être une puissance quelconque, simplement consignée dans la possibilité de sa propre impuissance – forme-de-vie sans relation et soustraite à l’impératif de sa destination. La vie du réfugié décrit probablement les formes possibles d’une « vie heureuse » comme puissance de la politique à venir. « La “vie heureuse” [..] ne peut plus être ni la vie nue que présuppose la souveraineté pour un faire son propre sujet, ni l’extranéité impénétrable de la science moderne que l’on cherche aujourd’hui en vain à sacraliser, mais, bien au contraire, une “vie suffisante” et absolument profane, qui a atteint la perfection de sa propre puissance et de sa propre communicabilité, et sur laquelle la souveraineté et le droit n’ont plus aucune prise »[42]

Pourtant, une série de questions demeurent à cet égard. Peut-on en effet penser une puissance politique d’appartenance sans relation ? Peut-on penser la puissance des formes-de-vie sans relation ? Comment trouver le seuil d’invention et de création de la puissance à partir de son impuissance ? Où se situent les lignes de résistances à la puissance souveraine ? Où se situe la rupture de la sacertas? Comment construire des failles et des lignes de fractures dans l’état d’exception ?

Pour répondre à ces questions, il peut s’avérer utile de faire référence à la pensée de Michel Foucault. Dans le dernier cours prononcé au Collège de France, intitulé Le courage de la vérité, Foucault évoque la figure du « militant ». Il parle à ce propos d’un « style de vie révolutionnaire » comme « scandale d’une vérité inacceptable ».« C’est le militantisme comme témoignage par la vie, écrit Foucault, sous la forme d’un style d’existence. Ce style d’existence propre au militantisme révolutionnaire, et assurant le témoignage par la vie, est en rupture, doit être en rupture avec les conventions, les habitudes, les valeurs de la société. Et il doit manifester directement, par sa forme visible, par sa pratique constante et son existence immédiate, la possibilité concrète et la valeur évidente d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie »[43].

La figure du militant permet de penser une expérience de  l’« espace public oppositionnel » , une construction des formes de libertés communes à partir de la puissance d’imagination des « subjectivités rebelles »[44]. Cette puissance d’imagination constitue l’espace de production d’une subjectivité résistante, réellement affirmative d’une lien « pluridimensionnel » entre la pratique et la théorie[45]. La vie militante témoigne en effet selon Foucault d’un désir farouche de « dire-vrai », couplé à la nécessité d’inventer une vie nouvelle, une véritable forme-de-vie capable de s’opposer au pouvoir souverain. Le style de vie militante met en évidence le fait que la relation politique ne se réduit pas exclusivement à  la sacertas – qu’elle n’est pas exclusivement verticale et souveraine – mais également transversale et dissidente, oblique et fuyante. Il existe une « productivité » de la vie qui ne se laisse jamais « dénuder » par aucune forme d’inclusion souveraine – parce que cette inclusion n’est pas l’unique forme originaire de « ban ».

En ce sens, l’alliance « biopolitique » entre la figure du réfugié et celle du militant pourrait  tracer les contours d’une politique à venir et permettrait d’échapper ainsi aux contradictions implicites dans la thématique de la « fin de l’histoire »[46]. L’expérience de l’impuissance absolue du réfugié, comme condition de possibilité d’une puissance quelconque, se rapporterait ainsi à l’expérience des formes de résistance du militant comme  « courage de la vérité », c’est-à-dire comme construction de formes-de-vie dans le langage commun. Le « rapport » biopolitique décrit par le couplage entre le réfugié et le militant illustre la relation de puissance, singulière et commune, qui ne renvoie pas à un « contrat » originaire entre le souverain et l’homme sacré mais à un être « quelconque » et  « multiple », à une forme-de-vie sans appartenance identitaire mais radicalement immanente aux processus de constitution résistante de la multitude.

* Articolo pubblicato in “Revue Philosophique de la France et de l’Etranger”, n° 3, juillet-septembre 2010, Presses Universitaires de France.

[1] Cf. R. ESPOSITO, Communitas. Origine e destino della comunità, Turin, Einaudi, 1998, en particulier p. 3 – 31.

[2] Cf. G. AGAMBEN, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Paris, Seuil, 2008, en particulier chapitre VI.

[3] G. AGAMBEN, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990, p. 40.

[4] Ibidem, p. 47.

[5] G. AGAMBEN, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 81.

[6] Ibidem, p. 83.

[7] Ibidem, p. 93.

[8] Ibidem, p. 95.

[9] Ibidem.

[10] Ibidem, p. 27.

[11] G. AGAMBEN, État d’exception. Homo sacer, Paris, Seuil, 2003, p. 10.

[12] G. AGAMBEN, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. Cit., p. 182.

[13] G. AGAMBEN, Moyens sans fin. Notes sur la politique, Paris, Rivages, 2002, p. 50.

[14] Ibidem, p. 51.

[15] G. AGAMBEN, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. Cit., p. 189 – 190.

[16] G. AGAMBEN, Moyens sans fin. Notes sur la politique, op. Cit., p. 30 – 31.

[17] Ibidem, p. 32.

[18] Ibidem, p. 33.

[19] Ibidem, p. 116.

[20] Ibidem.

[21] Ibidem, p. 117 – 118.

[22] Ibidem, p. 143.

[23] G. AGAMBEN, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. Cit., p. 14.

[24] Ibidem, p. 15.

[25] Cf. M. FOUCAULT, « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard-Seuil, 1997 ; L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard – Seuil, 2001;  Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard-Seuil, 2004 ; Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard – Seuil, 2004 ;  Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard-Seuil, 2008 ; Le courage de la vérité, Paris, Gallimard-Seuil, 2009.

[26] G. AGAMBEN, Moyens sans fin. Notes sur la politique, op. Cit., p. 26 – 34.

[27] Ibidem, p. 125.

[28] Ibidem, p. 149.

[29] Ibidem, p. 19.

[30] Ibidem, p. 14.

[31] Ibidem, p. 15.

[32] Ibidem, p. 19. Cette problématique renvoie également à la différence entre la praxis et la poiesis. Si la première indique la constitution de la puissance comme « acte » et comme production à partir d’une « métaphysique de la volonté », la seconde désigne en revanche la mise en oeuvre de la vérité dans la présence et dans la pro-duction de la puissance comme « forme » de la vérité. Cette célèbre thèse heideggerienne traverse toute l’argumentation politique d’Agamben. Cf. à cet égard, G. AGAMBEN, L’homme sans contenu, Paris, Circé, 1996.

[33] G. AGAMBEN, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, op. cit.,  p. 87.

[34] Ibidem, p. 40-41.

[35] Ibidem, p. 67.

[36] Cf. à ce propos l’analyse effectuée par Agamben de la figure de Bartleby, in G. AGAMBEN, Bartleby ou la création, Paris, Circé, 1998.

[37] G. AGAMBEN, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, op. Cit, p. 37.

[38] Ibidem, p. 54.

[39] Cf. ibidem, p. 49-58.

[40] Cf. également G. AGAMBEN, Moyens sans fin. Notes sur la politique, op. Cit., p. 124 : « Les concepts de souveraineté et de pouvoir constituant qui sont au coeur de notre tradition politique doivent être abandonnés ou, tout au moins, totalement repensés ». Pour une perspective différente de celle soutenue ici par Agamben, cf. A. NEGRI, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, PUF, 1997.

[41] G. AGAMBEN, Moyens sans fin. Notes sur la politique, op. Cit., p. 99.

[42] Ibidem, p. 127.

[43] M. FOCAULT, Le courage de la vérité, op. Cit., p. 170.

[44] Cf. sur cet aspect, O. NEGT, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007

[45] Ibidem, p. 55 – 141.

[46] G. AGAMBEN, Moyen sans fin. Notes sur la politique, op. Cit., p. 122 : « La pensée qui vient devra pourtant essayer de prendre au sérieux le thème hégéliano-kojévien (et marxien) de la fin de l’histoire, ainsi que le thème heideggerien de l’entrée dans l’Ereignis comme fin de l’histoire de l’être ».

 

 

 

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